Le temps des crépuscules. 9. La semi-éducation

Autrefois, l’éducation isolait une personne, l’élevant à une certaine hauteur. Aujourd’hui, on peut avoir tous les sceaux et preuves de l’éducation et faire toujours partie d’une foule, même d’une foule instruite. Quel est le problème? La pensée a-t-elle perdu son pouvoir, ou le niveau général est-il si élevé qu’il est impossible de s’élever au-dessus ? Tout est possible, bien sûr. Il est également possible que l’éducation ait été remplacée par quelque chose de qualitativement différent ; quelque chose qui peut s’appeler, à la suite de Pouchkine, « semi-éducation » ou (pour n’offenser personne) « instruction ».

«L’instruction» est donnée sous condition de service, la production d’une certaine quantité de « travail mental » au moment fixé, mais quand la raison a-t-elle travaillé d’après l’horaire? Les pensées importantes sont générées par un besoin intérieur profond, et non par un désir d’approbation ou un besoin de service. La culture n’est pas une usine, le travail intellectuel n’est pas une production.

Si l’éducation est intégrale et s’applique à toute la personne, l’instruction remplit l’esprit de faits, mais n’enseigne pas comment les traiter. L’instruction communique des connaissances utiles; l’éducation enseigne une pensée solitaire et inutile, une expérience du sens profond d’un objet. Encore pire. La connaissance est acceptée par les « instruits » religieusement, de tout cœur et sans aucun doute, comme une nouvelle vérité, et non comme quelque chose qui peut être rejeté si la conscience intellectuelle ne le permet pas.

Autrefois, la pensée était la joie et le privilège de la minorité. Aujourd’hui, la pensée, qui était autrefois une marchandise à la pièce, est fabriquée à l’échelle industrielle. Nous devons l’étendue de la production à des modèles prêts à l’emploi. De plus, la « pensée » sous la forme permise, approuvée, n’a aujourd’hui droit qu’à quelques formes extérieures, extrêmement impersonnelles. Toute trace de personnalité est bannie comme signe de « parti pris ». Et l’on croit que l’objectif, c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec l’esprit et la conscience de l’écrivain  —  si possible, l’analyse des dépendances quantitatives, une sorte de la magie des nombres.

Continuant la comparaison de linstruction et de l’éducation, il faut dire : l’éducation est lente dans ses évaluations ; l’instruction est pressée d’être en désaccord. Elle a une opinion sur tout, sans penser à rien. Pour la plupart, ces « opinions » équivalent à un rejet de tout ce qui viole le confort intellectuel.

Une personne instruite glisse sur la surface des choses, et ce glissement n’est pas un signe de bêtise. Elle est intelligente —  au sens où les animaux sont intelligents, c’est-à-dire qu’elle sait trouver le chemin le plus court. Dans le domaine de la pensée, cela signifie tirer des cartes toutes faites du tiroir ; d’utiliser des opinions acquises plutôt que de les produire. La personne instruite aime à dire : « tout le monde sait que… » Derrière la référence à « tout le monde » se cache la paresse intellectuel, le refus de vérifier les lieux communs avec sa propre pensée. Et en plus de la paresse, la peur d’être seul. Nous avons commencé la conversation en disant que l’éveil de l’esprit l’élève (ou l’élèvait auparavant) à une certaine hauteur. Le « vivre seul » de Pouchkine ne se dit pas seulement pour le poète.

Le travail de la pensée est toujours solitaire ; on ne peut pas penser avec quelqu’un d’autre. (Seuls les bolcheviks inventèrent « la raison collective du Parti communiste »  —  mais c’était une manque de pensées collective). La capacité d’être seul, c’est-à-dire avec soi-même, est l’une des plus difficiles. Vivre avec soi-même, mentalement, signifie la capacité de défier, de diriger, d’examiner ses propres pensées. Une telle compétence donne l’indépendance vis-à-vis des « opinions générales », car l’esprit éduqué n’y voit plus de « vérités ».

En outre. Non seulement l’esprit doit être habitué à l’indépendance et à la solitude possible. L’un des objectifs de l’éducation en général est d’introduire dans le monde une personnalité qui ne s’ennuiera jamais (si possible) avec le principal, et parfois le seul interlocuteur  —  notre personne intérieure. Les conditions de réussite ici sont : un esprit non paresseux et un sentiment éveillé, et tout cela avec une volonté d’être spécial, séparé des autres, non dissous dans « une masse ».

D’ailleurs, l’éducation doit-elle « préparer à l’accomplissement des devoirs » et autres choses de ce genre ? Non. Idéalement, il devrait répondre à une question simple : « Comment être une homme et que faire de soi ? » Sur des exemples simples, sans dire des vérités profondes sur les causes et les objectifs (les raisons et les objectifs, si désiré, la personne cherchera par elle-même). Donnez simplement à une personne une idée de ses talents, de ses possibilités, de ses moyens, des efforts nécessaires  —  d’abord dans les petites choses  —  ainsi que le sens de sa propre valeur. Sans cela, une personne perdra la route avant d’avoir le temps de s’y engager, au mieux, elle rejoindra une sorte de multitude humaine afin de « faire comme tout le monde ». Une personnalité complexe ne peut être élevée sans instiller le respect de soi. Sans une volonté de se valoriser et de valoriser le sien, de protéger les valeurs internes de l’empiètement, rien ne se passera. « On n’est pas grand seigneurs ! » — la pire chose que les gens puissent penser d’eux-mêmes.

Là où il n’y a pas de personnalité complexe, indépendante, qui se respecte, il n’y a pas de parole complexe, développée, expressive ; sans une telle parole, il n’y a pas de connaissance humanitaire, sans parler de la sagesse, qui découle de la capacité d’exprimer correctement des pensées.

Derrière la parole se cache l’âme. L’éducation nécessite une personnalité développée. L’individu a besoin d’indépendance personnelle et mentale. Un signe d’une personnalité développée est une parole complexe et expressivement sage. Il est difficile de concevoir une vie mentale aux ramifications complexes sans parole, donc « développer la parole » signifie à la fois « développer une personnalité », et, au contraire, la mécanisation de la parole, la réduisant à des tours monotones répétés , parle d’une simplification de la vie intérieure, de la perte d’indépendance de l’esprit. Le chemin vers une complexité fructueuse passe par le développement personnel et la solitude. Non seulement pour le poète, je le répète encore, Pouchkine as dit : « Tu es le roi: vis seul ».

Timofeï Chéroudilo

Le temps des crépuscules — table des matières.

Visits: 22