Le temps des crépuscules. 8. Âme et forme

Nous avons dit précédemment qu’à la naissance, on ne donne pas à l’homme des «aptitudes » pour quelque chose de spécifique, mais plutôt des forces indistinctes, une sorte d’inquiétude irrationnelle. Leur manifestation est ce que nous appelons un « don ». Pour qu’un « don » se réalise, il faut que cette inquiétude rencontre une forme extérieure. Cependant, non seulement le talent a besoin d’une forme, mais aussi l’âme elle-même. L’éducation (dans un sens large — la culture) la fait sortir de l’état d’unité indistincte précédant la pensée, le sentiment et la parole.

L’homme n’est pas une «feuille vierge » sur laquelle on peut écrire tout ce que l’on veut. L’âme ne vient pas dans le monde vide. Elle n’est pas une forme attendant son contenu, mais un contenu à la recherche de sa forme. À l’origine, son contenu n’a pas de moyen d’expression et n’est connu que de lui-même. Tout le monde ne se souvient pas de son jeune âge. Freud parle en général de l’«oubli de l’enfance » comme d’une règle générale. Cette faille de la mémoire permet de voir dans la personnalité de l’enfant une boîte vide attendant d’être remplie. En réalité, tout le contenu de la vie intérieure de l’adulte est déjà présent chez l’enfant — sous une forme indifférenciée et unifiée, plutôt comme une question que comme une réponse.

Si « la connaissance est une réminiscence », alors le développement est une reconnaissance progressive de soi-même, non pas dans une seule image, mais dans de multiples réflexions éparpillées. Ces réflexions sont données par la culture. L’âme se tourne vers la culture comme un miroir, y trouvant une image raffinée et complexe d’elle-même. La jonction de l’âme et de la culture forme la personnalité.

Malgré tout ce qui a été dit, la forme n’est pas suffisante en soi. La personnalité est l’enfant de la forme, mais elle est nourrie en tout cas par les forces de l’âme. La «forme » ne supprime pas l’«âme », mais dirige ses forces sur des chemins étroits.

Le sentiment et la pensée sont éduqués avant tout par les livres. Parmi nos éducateurs, il y en a plus d’absents que de proches. (D’ailleurs, je n’ai pas mentionné le «sentiment » pour rien. Il faut aussi apprendre à ressentir. Le sens de chaque sentiment doit être vécu. Ce qui distingue une personnalité développée, c’est son attention au sens en toutes choses, et également dans ses sentiments.)

Une des joies que procure la lecture est de découvrir quelque chose sur soi-même, ses pensées et ses motivations dans des pensées secondaires, dans des remarques mineures. Les auteurs les plus « nourrissants » pour l’esprit sont ceux qui ont beaucoup de ces pensées latérales. La fiction n’est pas de la philosophie, mais toutes les oeuvres significatives ne sont pas dépourvues de sagesse (si l’on entend par sagesse des vérités sur l’homme et la vie). La prose de Nabokov, presque dépourvue de pensées (« délicieuse mais vide », selon le protoprêtre Schmemann), est plutôt une exception dans la littérature russe.

Malgré l’influence écrasante et exceptionnelle de la culture, il faut souligner que la forme n’est pas contraignante; elle ne soumet pas, elle aime l’âme et l’attire vers elle, et cet amour s’accomplit par affinité intérieure. Dans les formes culturelles, nous nous trouvons nous-mêmes, seulement sous une forme purifiée, éclairée et complexe.

Notre cité intérieure est construite par la culture extérieure. Mais que reste-t-il de mon monde intérieur si l’on retire les souvenirs, les influences, les formes ? Il reste ce qui se trouve sous sa surface, auquel l’art et la beauté s’adressent, d’où provient l’inspiration. La perception primitive des choses de l’enfant ; les sentiments d’une petite boule de lumière intrépide et curieuse, qui doit affronter une obscurité chaleureuse, non menaçante, mais mystérieusement paisible ; le noyau de la personnalité, qui vit encore avant la division des mots et des sentiments ; en un mot — l’âme.

Timofeï Chéroudilo

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