Le temps des crépuscules. 4. Infaillibilité ou profondeur

Puisqu’il s’agit d’une science utilitaire et quotidienne, il est évident que la règle est la suivante : cette science peut facilement se passer de synthèse intellectuel ; elle ne nécessite pas de jugements complexes ; au contraire elle trouve sa force dans la simplification maximale de l’objet et dans la recherche d’un ensemble de règles aussi simples et complètes que possible qui expliquent le comportement de cet objet. Les « vérités » scientifiques sont une série d’affirmations fausses successivement réfutées ; les moins réfutables à l’instant présent constituent l’« image scientifique du monde ». L’objectif de la science est donc l’exactitude des jugements plutôt que la profondeur. Et les jugements aussi exacts que possible ne peuvent pas être fondés sur des généralisations.

Le choix de l’exactitude plutôt que de la profondeur s’est avéré extrêmement judicieux. Comme on l’a dit depuis longtemps: « la force de la science réside dans le fait qu’elle pose à la nature uniquement les questions auxquelles la nature peut répondre ». Cependant, toutes les choses sur lesquelles il est possible de faire des jugements « exactes » se sont avérées peu importantes pour les questions centrales de la vie. Tout ce qui est le plus important pour la vie humaine est alimenté (tant qu’elle est encore vivante) par des racines non scientifiques, tandis que les choses sur lesquelles des jugements exacts, de préférence quantitatifs, sont possibles sont les plus insignifiantes pour elle. En comptant, par exemple, combien de signes durs (ъ) il y a dans le roman « Guerre et Paix », publié selon l’orthographe classique, nous ne nous rapprocherons pas de la compréhension du sens du roman ou de la signification de la signe dur final dans la langue écrite russe. Nous aurons simplement un autre jugement infaillible.

Voici le point de rupture entre la philosophie (et la pensée en général) et la science : la question du sens des choses. Les jugements sur le sens ne peuvent pas être universellement contraignants. Seule une affirmation sur l’absence de sens peut être universellement contraignante. Avec la disparition du sens, la connaissance de soi-même s’est également terminée (« connaître » du point de vue de la pensée signifie « chercher un sens »).

Il convient de noter et de répéter : le savant (quelle que soit sa propre opinion de lui-même) n’est pas la créature ultime ; pas un vainqueur des reliques ; pas un serviteur de la pensée. Le savant est une personne qui a renoncé à la connaissance de soi pour des jugements infaillibles, ainsi que pour des jugements qui donnent le pouvoir sur la matière.

Seules des questions sans importance permettent d’obtenir des réponses exhaustives et précises. Plus la complexité de la connaissance est élevée, plus ces réponses sont ambiguës. La connaissance humaine sera toujours incertaine, instable ; fondée sur une compréhension vague des lois difficiles à expliquer ; en d’autres termes, cela ne sera jamais « scientifique ».

La science et l’humain se séparent objectivement, non pas par la mauvaise volonté des savants ; les bonnes intentions ne peuvent rien y changer. La science ne peut pas, par sa nature, être une force, et encore moins la seule force qui détermine le développement de la personnalité et de la société ; sa sphère d’application concerne les questions de technologie et d’hygiène, importantes mais pas les plus importantes pour ceux qui vivent et pour ceux qui, tôt ou tard, vont mourir.

Comme le dit Alexeï Losev : « l’historien doit suivre chaque image mythologique depuis son état embryonnaire, en passant par sa forme développée et florissante, jusqu’à sa décomposition, son épuisement interne et sa destruction ». Ce qui est vrai pour le mythe l’est également pour la science. La science émerge dans l’histoire, subit des lois historiques et souffre, comme tous les phénomènes historiques, d’insuffisance et de limitation, trouvant sa complémentarité et sa correction dans d’autres phénomènes. « Non-scientifique » est extra-scientifique, mais pas nécessairement faux.

La réticence à reconnaître quoi que ce soit hors de ses limites est d’ailleurs commune aux constructions mentales et à leurs créateurs. Dans leur volonté exceptionnelle de victoire et de vie, ils ressemblent aux créateurs. Toutes les constructions mentales puissantes ont soif d’immortalité, héritée de leurs créateurs (même si ces derniers ne croient pas en la vie éternelle); ils se défendent, comme des êtres vivants; et se voient éternels. Chaque construction humaine est limitée, mais chacune souhaite une victoire exceptionnelle…

En reconnaissant les mérites de la science, nous reconnaissons que son domaine d’application est limité.

Tout ce qui est humain est flou, mystérieux. Pour exprimer la vérité sur l’homme, des moyens d’expression riches en nuances de sens et saturés de liens internes sont nécessaires ; la science peut exprimer ses vérités avec un langage cliché et stéréotypé, ce qu’elle fait dans le monde moderne. Elle peut le faire, mais elle ne devrait pas : le savant du vieux monde était un bon styliste, mais son style pointu et sa culture de la pensée étaient obtenus à partir de sources non scientifiques. (Une autre caractéristique de la science et du monde sur lequel elle a laissé son empreinte : pour les idées simples, des formes simples sont nécessaires, et des jugements sans erreur sont toujours simples. Cela ne dépend pas de la volonté du scientifique, c’est la nature même des choses avec lesquelles il traite. Le langage des formes préfabriquées, des mots écorchés tirés de manière indiscriminée d’autres langues, est facile à utiliser mais il détruit la capacité à généraliser, car la simplicité dégoûte les généralisations.) [1]

Les jugements sans erreur sont en substance des réponses à des questions qui n’ont pas deux interprétations. C’est la signification de la méthode scientifique. C’est en cela qu’elle diffère de (appelez-la comme vous voulez) le domaine de la culture, de l’esprit. Tout ce qui est humain — plus c’est élevé, plus c’est loin — implique l’ambiguïté des réponses, l’excès de significations.

Avec un excès de sens, la méthode scientifique ne sait pas quoi faire; sa force n’a pas d’application ici. L’interprétation « scientifique » de Dostoïevski ne vaut pas le papier dépensé pour elle. Dans le domaine de l’esprit, la science n’a que la capacité de décrire : « Dostoïevski et le socialisme », « Dostoïevski et la question féminine », « Dostoïevski et la sexualité ». Les sujets sont innombrables et n’ont jamais de rapport avec Dostoïevski, l’écrivain et l’homme. L’essence de l’humain réside dans la diversité de ses manifestations, de la plus haute à la plus basse. L’art d’obtenir des réponses univoques à des questions non-ambiguës n’aide pas à l’étude de l’homme.

[1] Ce n’est pas un hasard si en 1918, sous le drapeau de la « science », l’orthographe la plus adaptée à ceux qui n’aiment pas réfléchir sur le sens de ce qui est écrit fut introduite en Russie. L’orthographe cohérente en interne fait des exigences mentales qui semblent superflues d’un point de vue purement technique. Pourquoi réfléchir à l’idée, construire mentalement une phrase grammaticalement correcte avant de l’exprimer sur papier ? Et l’orthographe « classique » l’exige. Le nouveau principe orthographique peut être utile pour la sténographie, mais il détruisit la langue écrite.

Timofeï Chéroudilo

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