21. Une éducation déficiente

« La diffusion dans la langue et dans la littérature de l’élément de semi-éducation », dit Piotr Struve, signifie toujours « une assimilation rapide et désordonnée de la langue et de la culture par de nouveaux éléments qui lui étaient étrangers jusqu’à présent ». Struve ajoute que ce processus est « dans l’ensemble sain et normal, mais sa rapidité » conduisit à « une propagation de la semi-éducation dans le pays ». Aujourd’hui, la semi-éducation n’est plus seulement un effet secondaire de la familiarisation rapide avec la culture des masses, qui lui étaient auparavant étrangères, mais la force dominante, au sein de laquelle il n’y a plus de place pour une culture réelle et profonde.

Nous avons déjà parlé de la semi-éducation auparavant, [1] mais il est temps d’y revenir. Définissons plus précisément le sujet de notre conversation. La semi-éducation est le résultat d’une approche purement technique de l’éducation, qui se limite à fournir à l’esprit des faits et des évaluations, sans cultiver en lui la capacité de jugement. Politiquement, elle est l’enfant de la révolution (bien que ses fondements aient été posés sous l’ancien régime). Sa caractéristique essentielle est la rupture avec toute tradition, la perte du sentiment d’un passé vivant. Dans la langue, la semi-éducation se manifeste, comme le dit Struve, par « la corruption et l’encombrement » (qu’elle appelle bien sûr le « développement » et l’« enrichissement »). Dans le domaine de la vision du monde, la semi-éducation est inextricablement liée aux croyances de «gauche » et au matérialisme plat (ce dernier étant appelé « vision du monde scientifique »). En ce qui concerne la créativité culturelle, elle se transforme, dans l’exécution de ceux qui reçurent une éducation déficiente, en un travail mécanique plus lié aux « idées » qu’à une pénétration profonde du sujet et à une création de significations. La semi-éducation ne reconnaît tout simplement aucun sens, quel qu’il soit, cela découle directement de sa prétendue « vision du monde scientifique ». Enfin, l’état d’esprit que nous examinons est toujours sans fondement, étranger aux racines nationales, prêt à emprunter de manière illimitée sans assimiler ce qui est emprunté.

Parlons de ces traits plus en détail.

1. Idée et schéma

La diffusion de la semi-éducation est une conséquence secondaire de l’éducation de masse. Comme le dit Struve dans l’article mentionné, cette éducation travaillait avec du « matériel humain » qui « sortait d’un milieu culturel nettement inférieur à celui de l’école qui l’accueillait. Ces foules prenaient toute la culture en général, et plus particulièrement celle de la langue, à l’école. Elles ne ramenaient rien de chez elles ». Il fallait transmettre à ces personnes en peu de temps… quoi exactement ? La capacité de réflexion, un sol intellectuel, la sagesse ? Les enseignants n’avaient ni le temps ni les compétences pour cela, c’est pourquoi l’éducation de masse a choisi une voie facile mais rapide. On pouvait transmettre aux élèves de l’école universelle soit des connaissances, soit une compréhension, et ce sont les connaissances qui fut choisies.

Mais comment est-ce ? Transmettre des connaissances n’est-il pas le but principal de l’éducation ? Non. Sinon, Homère n’aurait pas remplacé l’université pour les Grecs. L’éducation transmet aux générations suivantes bien plus que la somme des connaissances.

Notre époque mélange volontiers connaissance et compréhension. On peut savoir beaucoup tout en comprenant peu. Le pouvoir de la compréhension ne réside pas dans la possession de faits. Les « faits » sont une matière brute à partir de laquelle l’esprit produit la compréhension. La valeur ne réside pas dans les faits, mais dans leur évaluation, et quand nous parlons d’« évaluation », nous ne parlons pas de la morale. « La connaissance consiste à peser et évaluer les faits », dit l’Éducation. « La connaissance, c’est les faits », réplique la Semi-éducation.

La compréhension (ou la véritable connaissance) des choses n’est pas revêtue de mots. « Penser » signifie « établir des connexions » ; et seulement à la dernière minute, au bout de la plume, exprimer cette connaissance muette en mots. La pensée exige une immersion dans l’objet et la reproduction de ses liens internes dans notre esprit. Le niveau de travail mental suivant, inférieur, est l’Idée, qui n’est rien d’autre que le nom de l’objet associé à un sentiment attaché à ce nom. Avoir des « idées » n’est pas la même chose qu’avoir des pensées. Le premier est atteint, pardonnez-moi ce mot, par un simple entraînement, tandis que le second nécessite un travail intérieur. Indiscutablement, les « idées » ont leur place dans l’esprit pensant aussi, elles sont nécessaires ; la question est dans le rapport quantitatif des « idées » et des pensées dans la vie mentale quotidienne.

L’ensemble des « idées » forme un « schéma ». Le schéma est la base de l’approche scientifique des choses ; son cœur et son essence. Le réseau d’idées prêt, disposé dans un schéma, économise les efforts des générations de travailleurs. Cependant, son pouvoir est limité. Les schémas ont leur prix.

Les personnes éloignées de la science pensent que les savants sont engagés dans la « connaissance du monde ». En réalité, les savants sont engagés dans la création de simplifications fructueuses ou de schémas, dont l’application facilite l’action de l’homme sur la nature, c’est-à-dire le rend plus fort. Il y a des sciences qui ne cherchent pas à dominer le monde, mais même en elles, le pouvoir des schémas est illimité. Le schéma facilite le travail intellectuel, il est un outil docile et pratique : comment l’éviter ? En d’autres termes, la science est le chemin d’une simplification de la pensée fructueuse.

Pour la pensée primitive, il y a autant d’événements que d’explications ; derrière chaque phénomène se trouve un esprit particulier. Pour la pensée, à mesure de son développement,  il y a dans le monde de moins en moins de raisons particulières et uniques, et de plus en plus de phénomènes homogènes. Le sommet de ce développement — comme certains le pensent — est la pensée scientifique, pour laquelle toute la diversité des choses s’explique par quelques causes simples. La science, dans sa base, est une volonté de simplification. La volonté de complexité, qui pousse l’homme à construire encore et encore, après toutes les destructions, des édifices intellectuels et religieux — dépasse la science.

On ne peut dire que la recherche du plus petit nombre de causes soit en soi mauvaise. Cependant, il existe des domaines où elle ne se justifie clairement pas, conduisant à des explications franchement défectueuses et purement techniques. Ce sont les domaines de l’esprit et de l’âme humaine. Ici, comme cela fut dit depuis longtemps, « l’explication la plus étrange est acceptée afin que le monde n’ait pas une apparence mystérieuse ». Dans l’application aux tâches d’éducation, les « idées » et les « schémas », d’une part, aident le professeur et l’élève ; d’autre part, ils les détruisent.

L’enseignement « en série » devient un enseignement de schémas. Dans ces conditions, il n’y a plus de place pour la compréhension, le professeur n’y a ni le temps ni (généralement) la capacité. Dans les écoles primaires et secondaires, dans les conditions de l’éducation universelle, on n’apprend pas à penser, mais à choisir le « bon » schéma. Cette pratique destructrice pour le développement de l’esprit est renforcée en Russie par l’absence prolongée, presque centenaire, de livres qui donnent une idée d’autres points de vue, en dehors de celle « uniquement vraie ». « L’éducation pour les masses », ainsi posée, devient une machine à produire la médiocrité, un moyen de former délibérément des capabilités moyennes.

Ce qui est encore plus triste, c’est que la semi-éducation se reproduit avec succès. À la place du riche et vaste monde culturel d’autrefois, elle impose un étroit petit monde de « spécialiste ». En réduisant l’éducation à la formation de ce « spécialiste », elle étouffe en l’homme l’attention pour la profondeur, le goût de la vie intérieure ; et sans ce goût pour la complexité, les questions techniques sont la seule chose qui puisse encore préoccuper cet homme.

Dans l’ordre « normal », la personnalité, avant tout acte et toute réalisation extérieure, a des fondations internes sur lesquelles tout le reste est construit. Là où se trouvaient autrefois ces fondements, il y a maintenant le vide — la vie intérieure est considérée comme quelque chose relevant du domaine médical, ou quelque chose qui doit être étouffé avec de l’alcool, ou des soucis de carrière, ou étouffé par des « loisirs ». Une personne devient inutile à elle-même et mesure sa valeur en termes de revenus, de poste (comme cela se faisait pendant les années soviétiques) ou du nombre de plaisirs obtenus. L’« éducation » acquise par cette personne ne fait que renforcer l’idée que tout cet interne est insignifiant ou innécessaire, puisqu’il n’est pas généralement utile. L’interne ne rentre pas dans le « schéma », ne sert aucune « idée », et la seule mesure à appliquer à la vie intérieure d’une personne — la mesure religieuse — n’existe pas pour la plupart des esprits, passée par une machine semi-éducative.

2. Le mutisme

La caractéristique marquante de cette nouvelle époque est son mutisme, une incompréhension flagrante du sens des mots et l’incapacité (peut-être, et la réticence aussi) à les combiner correctement. Les mots sont utilisés comme s’ils étaient tirés au sort, comment le faisait Petrouchka dans le roman de Gogol, qui assemblait les lettres en espérant que quelque chose en sorte. Les mots étrangers sont préférés aux mots russes dans tous les cas, et plus ces emprunts étrangers sont durs, discordants, plus le locuteur se sent (selon sa propre perception) important. Une obsession pour des mots absurdes (comme « information », « situation », « leader », « région »… la liste est infinie) [2] en dit long sur ces obsédés eux-mêmes. Ils veulent devenir au moins une étape, mais au-dessus de leur véritable position. Les mots incompréhensibles (les mots étrangers dans cet environnement sont charmants précisément en raison de leur inintelligibilité, de leur sens vague) les élèvent.

Nikita Gilyarov-Platonov en parla depuis longtemps et très justement :

« Utiliser « constater » plutôt que « confirmer » ou « s’assurer » semble plus savoureux et noble ; le concept lui-même semble, bien qu’il soit exactement le même que celui exprimé en russe, plus sublime, plus intelligent, plus éclairé. Le locuteur utilisant « constater » se voit en habit et regarde avec mépris celui qui « s’assure », estimant qu’il est en veste. On peut dire qu’il défile alors que l’autre marche, ou qu’il consomme alors que l’autre mange simplement ».

La pensée et les moyens de l’exprimer sont interdépendants. Celui qui écrit pense au bout de sa plume. Certaines formes de discours écrit confèrent une certaine structure (sinon un contenu) à la pensée. Le style met en lumière la pensée, voire plus : donnez à quelqu’un des moyens complexes et riches (idéalement excessivement riches) d’exprimer ses pensées, et il aura des pensées riches et complexes. Il serait plus juste de dire : il aura la possibilité de développer ces pensées en lui-même. La culture aime la reserve de puissance appliquée aux moyens d’expression. L’esprit est paresseux, dans toutes les circonstances il n’utilise qu’une partie des possibilités disponibles. En simplifiant les moyens d’expression, nous condamnons l’esprit à une simplicité encore plus grande. [3]

Comme le dit le prince Sergueï Volkonskу :

« La pensée mal exprimée n’est pas claire en elle-même. Et elle n’est pas claire parce qu’elle n’est pas exprimée dans les mots justes, et elle n’est pas exprimée avec des mots justes parce que l’esprit lui-même n’est pas clair : il ne connaît pas les mots justes, il mélange les mots, il recouvre le concept avec un mot inadéquat, il fusionne deux concepts en un seul. Voici, il me semble, le vrai fondement sur lequel doit être posée la question de l’éducation de la justesse et de la pureté de la langue. Nous touchons ici l’une des questions les plus importantes et intéressantes de l’éducation — l’action inverse des conséquences sur la cause. Le cerveau est la cause de la parole, et la parole est la conséquence de l’activité cérébrale, et la parole incorrecte (la conséquence) déforme la pensée (sa cause). Nous pouvons définir ce phénomène aussi comme l’influence inverse de la forme sur le contenu. Nous pouvons même aller plus loin et dire : l’influence de l’homme extérieur (la forme) sur celui intérieur (le contenu). Tout cela fait partie de l’éducation, qui fut toujours été négligée par nous, les Russes. Nous avons toujours soutenu que le contenu est plus important que la forme, et donc toute éducation de la forme était considérée comme un luxe inutile, du snobisme, et même nuisible. »

C’était vrai pour la vieille Russie, et cette observation est encore plus vraie pour la nouvelle. De plus, maintenant la simplification du discours vers des fondamentaux littéralement enfantins trouve une base rationnelle pour elle-même. « Les formes de discours standardisées développées par la science », disent certains, « favorisent la compréhension mutuelle des savants de différents pays ». Cependant, elles favorisent encore plus la pensée stéréotypée, car nos pensées ne sont certainement pas plus compliquées que nos façons de les exprimer. La parole est vraiment indissociable de l’esprit.

Ainsi, à l’époque de l’« éducation de masse », la force expressive de la langue diminue ; la clarté de la pensée, ainsi que la pensée elle-même, disparaissent ; la parole se obscurcit avec de nombreux emprunts étrangers, dont le sens est flou même pour celui qui parle, et l’obscurité du discours, parsemé de ces emprunts, est prise pour de la profondeur. Cependant, celui qui parle est convaincu que son discours est plus vif et expressif que jamais. (Ce sentiment de supériorité personnelle, en l’absence totale de raisons, est extrêmement caractéristique de la nouvelle époque…)

Le mutisme ne conduit pas à une absence d’âme (l’animosité est inévitable), mais du moins au sous-développement animal de la vie spirituelle et mentale. Celui qui ne fut pas appris à parler ne fut non plus appris à penser. La seule « éducation », digne de ce nom, commence par la formation de l’esprit par la parole, c’est-à-dire qu’elle s’adresse avant tout à l’humanité. On ne peut pas « former » des techniciens et des mathématiciens ; il faut d’abord former des penseurs. C’est là que réside la rupture entre le Vieux Monde et la modernité. La tâche de former un être humain complet est considérée comme superflue : « un technicien nous suffit, pourquoi avons-nous encore besoin des êtres humains ».

Le débordement regrettable du cursus scolaire avec la physique, la chimie et la biologie ne contribue pas plus au développement de l’individu que la gymnastique (autre point fort de l’école moderne). Il y a des sciences qui forment la personnalité, et il y a des sciences spécialisées, nécessaires à la personne en fonction des particularités de son travail choisi. La biologie et la chimie ne forment pas la personnalité. Elles sont immédiatement oubliées une fois leur utilité passée, et elles ne développent pas la compétence du travail constant, minutieux et cohérent (qui, par exemple, est acquis par l’apprentissage des langues). Avant tout, l’esprit a besoin de l’expérience de l’établissement de liens, puis des faits. Cette expérience est offerte par ce qu’on appelle les connaissances « humanitaires ».

Peut-on dire que les enfants du « nouvel ordre » n’ont pas d’âme ? Inexplorée, non révélée — bien sûr, elle existe. Mais l’expérience, qui n’a pas de mots pour s’exprimer, passe inaperçue. Quant aux mots, dans ce « nouveau monde », ils n’existent que pour les émotions les plus simples de l’âme. Même — pardonnez-moi cet exemple surprenant — le désir (expérience riche, subtile et, de surcroît, apparemment universelle) est exprimé par les concepts les plus plats.

3. Le pouvoir de la « gauche »

Comme indiqué précédemment, celui qui reçoit une éducation simplifiée est convaincu qu’il ne peut y avoir qu’une seule opinion correcte sur toutes les questions. En règle générale, cette formule est réduite à une formule encore plus simple : « Il ne peut y avoir qu’une seule opinion sur toutes les questions », car tout au long de ses études il fut entouré de livres et de professeurs qui ne confirmèrent qu’un seul point de vue. Ajoutez à cela la contrainte de la censure du « socialisme victorieux » et la contrainte des soixante-dix ans d’uniformité de pensée. L’individu s’habitue à l’uniformité de pensée, il est plus facile de vivre ainsi. Devenu adulte, l’élève d’hier continue de croire en la « vérité unique sur un sujet ». De cette conviction est un jet de pierre à la vision du monde de « gauche », puisque la « gauche » est (comme son prototype biblique) la foi en une vérité unique.

Bien sûr, malgré les similitudes entre la « gauche » et le christianisme, il faut noter qu’à un égard, la « gauche » est le christianisme retourné, c’est-à-dire par rapport à l’intérieur et à l’extérieur. Pour le christianisme, tout est à l’intérieur et rien à l’extérieur. Pour la « gauche », tout est à l’extérieur et rien à l’intérieur. L’individu semi-éduqué, enfant du « nouvel ordre » gauchiste, croit avant tout qu’il n’a pas d’âme…

Donc, une personne semi-éduquée est toujours de « gauche ». Ce lien mérite d’être exploré. Pourquoi les « opinions superficielles, acquises au hasard sur tout » (Pouchkine à propos de Radichtchev) ne sont-elles liées qu’à une seule vision du monde possible ? Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose d’étrange ici.

La vision du monde conservatrice se résume, en un mot, à l’amour et au respect du passé. Pour la personne semi-éduquée, il n’y a rien à conserver, à respecter ou à se rappeler. L’histoire de l’humanité enseignée comme une transition (qui se passa littéralement hier) des « ténèbres » à la « lumière », la découragea de toute curiosité pour le passé. La « technique » et les « faits » sont l’axe autour duquel ses intérêts tournent. Elle vit uniquement dans le présent. La semi-éducation rompt toute continuité.

D’ailleurs, en parlant de la « gauche », il faut prêter attention à sa caractéristique suivante. D’une part, la personne de gauche a une religion, mais d’autre part, c’est une religion exclusivement de ce monde, celle « négative » ou « externe ». Elle ne croit en rien d’intérieur et de secret, seulement en ce qui est visible et qui peut être atteint par des moyens purement techniques : république, socialisme, égalité… En fait, elle croit en la technique. Être de « gauche », c’est ne pas avoir une religion qui n’est pas tout à fait ici et pas tout à fait maintenant. (En laissant de côté les « national-socialistes » allemands, dont on dit qu’ils avaient au moins des superstitions, c’est-à-dire des vestiges de religion.)

Au « nouvel ordre » (gauchiste par nature), les personnes de cette catégorie sont invariablement fidèles, et pour plusieurs raisons. Au départ, cette loyauté fut inculquée à leurs pères et grands-pères par la contrainte extra-culturelle, c’est-à-dire par la violence, mais une fois la violence cessée (et ensuite le mensonge non soutenu par une violence active réelle), cette couche semi-éduquée en Russie resta fidèle à la révolution qui l’engendra. Tout ce qui est de « gauche » et simplifié lui convient, tout ce qui est de « droite », héritier de la mémoire, fondé sur un passé productif et complexe, lui fait peur. On peut dire à moitié sérieusement, à moitié en plaisantant : pour effrayer quelqu’un semi-éduqué, montrez-lui la lettre ѣ (yat). L’attitude envers l’orthographe traditionnelle est chez nous le moyen infaillible de distinguer l’homme de culture de l’homme de technique. Cependant, c’était déjà ainsi en Russie à l’époque du viel ordre. Ce n’est que la proportion entre les parties culturelle et semi-culturelle de la société qui changea depuis lors.

4. Travail mécanique

Il serait étonnant que l’« éducation pour les masses » ait conduit à l’émergence d’une riche littérature ou au développement des sciences humaines. Il y avait un sol riche pour l’un et l’autre dans la Russie historique, mais après que ce sol fut cultivé par l’« éducation » mécaniquement comprise, seules les sciences « exactes », pour ne pas dire directement appliquées commencèrent à porter leurs fruits, engagées dans la croissance de la puissance matérielle externe. Pire encore : dans l’esprit des masses, les bombes et les avions, les barrages et les gratte-ciel devinrent des symboles de la science, bien qu’on aurait dû parler de technique en les regardant.

En ce qui concerne les industries intellectuelles dont les réussites ne sont pas exprimées par « des barrages et des avions », l’homme moderne ne montra pas ses avantages. Dans la vie, ces personnes sont des employés d’une usine mécanique de faits (ou de fictions, s’il s’agit de journalistes ou d’écrivains). On peut les louer au mieux pour leur « professionnalisme » (mot préféré de cette époque sans grâce), mais il n’est pas question de développement interne, d’amélioration, révélé dans leur travail. La véritable créativité (que nous appelions littérature, philosophie, art ou poésie) raconte toujours le développement interne du créateur. Là où il n’y a pas de développement, « de douleur et de transition », il n’y a pas non plus de créativité au sens véritable du terme. Une usine mécanique n’a pas besoin de développement interne, ses produits sont toujours les mêmes d’année en année. Comparée à la culture, la semi-culture exclut le concept de croissance, de complexification, de progression et d’élévation.

Dans les jours de tentations « démocratiques », la culture trouva un nouvel adversaire : le succès. La discipline interne, procès par le silence comme fondement de la créativité — ces mots sonnent maintenant comme une folie évidente. Et pourtant, les mots les plus puissants sont ceux qui ne sont pas dits. La créativité est faite de réponses retardées et refoulées. En fin de compte, l’« éducation des individus capables de créer » signifie éduquer en l’homme des mouvements d’âme prolongés (en incluant dans la notion d’âme la vie indissociable de l’esprit et du sentiment). Les mouvements d’âme prolongés sont défavorisés de nos jours. Ils ne sont pas simplement éduqués — leur opposé est éduqué, la volonté de « déclarer son désaccord », de crier au plus vite. Les cris n’éduquent pas l’âme et ne l’enrichissent pas.

5. Culture propre et étrangère

La rupture avec la tradition, y compris la tradition de la parole littéraire élaborée et complexe, conduit la nouvelle couche éduquée à une disponibilité illimitée pour l’emprunt. Ce qui est emprunté, comme il arrive d’ordinaire à ceux qui perdirent pied, leur paraît toujours meilleur, plus brillant et plus convenable que le leur. Cependant, emprunté à la hâte est avalé, mais pas assimilé. Si une époque de profondeur de contenu est toujours une époque d’un style profondément personnel et propre à elle seule, les fragments empruntés des valeurs étrangères ne créent pas de style, encore moins de contenu. Un siècle après la fin du « vieux monde », nous vivons une époque sans style (et sans contenu) qui considère sa liberté de contenu comme un accomplissement…

En réalité — pas dans le petit monde déformé et étroit de la « nouvelle culture » — nous n’avons pas d’autre choix que de nous joindre à l’une des traditions. Il n’y a pas de culture sans passé. Il n’y a pas de vie intérieure productive sans passé. De plus, posséder un certain passé est en soi un signe de culture. Cela s’applique aussi bien à la religion qu’à la politique. Nous pouvons choisir de suivre une ligne d’héritage, soit une autre, mais il nous est impossible de rester complètement sans passé si nous voulons avoir un avenir. Sans nous joindre à ce qui est plus grand que nous, plus vieux que nous et qui continuera après nous, nous ne pouvons pas mettre toute la plénitude de nos forces dans quoi que ce soit.

Et encore une chose. Dans la culture, c’est-à-dire dans le domaine des valeurs plus durables que la modernité qui les fit naître, « être » signifie « être national ». Celui qui n’est pas national, n’est pas authentique, ne se nourrit pas d’abord de sa propre sol — il ne survit pas son moment, n’est rien, est exclu de l’histoire du développement intellectuel. Ce n’est pas que les pensées étrangères n’aient pas de valeur. Elles en ont, mais seulement pour les étrangers. Dans le domaine de la pensée, seul ce qui est assimilé par le sol sur lequel le penseur se tient est nourrissant et viable. Emprunter ne signifie pas assimiler. Et en même temps, beaucoup de choses empruntées et bien assimilées deviennent « propres », mais cela prend du temps. L’emprunt « assimilé » qui est entré dans le sol domestique est toujours un emprunt ancien, traversé par de nombreux esprits, purifié et enrichi par les influences locales.

Quant à l’« ouverture », qui était tant vénérée jusqu’à récemment, elle n’est pas aussi bénéfique qu’elle en a l’air. Le plus grand succès n’est pas obtenu par des mondes « ouverts », mais par des mondes semi-fermés, dont la périphérie interagit lentement avec l’environnement, et le noyau se développe de manière originale; dans lequel le volume des emprunts est loin du volume des valeurs produites à l’origine. Les valeurs de l’ « ouverture » sont les valeurs d’une mauvaise digestion : tout est avalé, mais pas digéré. Dans les emprunts, pour reprendre les mots de Walter Burkert, ce qui importe n’est pas tant le fait de transférer quelque chose d’une culture à une autre, mais « la sélection et l’adaptation, la transformation et l’ajustement » de ce qui est emprunté aux besoins de la partie réceptrice. Les emprunts fructueux sont ceux qui furent profondément assimilés et étroitement entrelacés avec les représentations locales.

…Ces conséquences fut provoquées par l’introduction de l’« éducation pour tous ». Bien entendu, l’infériorité du nouvel ordre est plus facile à montrer que la manière d’en sortir. Et on ignore encore si cette sortie est possible. La culture repose sur l’attention portée à la personne et sur l’attention de la personne envers elle-même, c’est-à-dire sur l’humain, sur l’intérieur, sur le religieux. La culture est totalement éloignée de tout ce qui est technique, de la capacité à produire des objets et à les utiliser. Elle a des fins, pas des moyens. L’ordre des choses opposé à la culture a des moyens mais pas de fins. Il ne faut pas se faire d’illusions à son sujet. Peu importe le bruit que fait l’agitation créée par cet ordre, cela ne signifie rien pour l’homme et tout ce qui est humain, cela passera sans laisser de trace. Tout ce qui se situe en dehors de l’humain, en dehors de la culture sera effacé de l’histoire, car cela ne concerne rien, cela n’a pas de contenu.

Pour qu’une époque de style et de contenu recommence, il faut insuffler à au moins une génération le goût de la complexité, lui faire connaître le plaisir de vaincre la simplicité, la joie créatrice. Les dieux, en donnant à l’homme leur nature, le poussent soit à un travail créatif, soit à un jeu de passions — car c’est seulement dans la créativité ou dans les passions qu’il est possible de se débarrasser de la surabondance des forces qui le brûlent de l’intérieur. L’âme attend le labeur, et il faut l’y habituer. Maintenant, cela semble être un rêve irréalisable. Cependant, c’est le seul chemin pour passer de la semi-éducation à la pensée.

[1] Essai « Semi-éducation ».

[2] Tous ces mots d’origine latine ou anglaise semblent ridicules et étrangers à l’oreille et ont dans la langue littéraire russe des équivalents natifs et non empruntés.

[3] L’esprit russe a besoin de la désovietisation de la forme et du contenu. Ici et là, il faut tendre vers la richesse et la complexité, loin de la platitude et de la médiocrité. La création d’une nouvelle langue littéraire est possible uniquement sur la base de la langue russe classique, y compris son orthographe — rigoureuse et élégante, éduquant l’esprit et la main de l’écrivain. Le chaos de la parole écrite soviétique et post-soviétique est en grande partie lié au fait que l’écrivain (pour la première fois dans l’histoire russe, à l’exception des enseignes de clôture) se trouve dans un terrain vague, sans l’influence embellissante d’une orthographe interne cohérente, complexe et riche en moyens d’expression. La langue écrite est une œuvre d’art, une sorte d’architecture, et la « facilité d’accès », prise comme objectif, la détruit tout autant que l’époque soviétique détruisit l’architecture : de tous les types de bâtiments, il ne resta qu’une grange répétée en différentes tailles.

Timofeï Chéroudilo

Le temps des crépuscules — table des matières.

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