Le temps des crépuscules. 13. L’espoir

La partie de vie non encore vécue est un trésor secret pour chacun. Il n’y a personne qui y soit indifférent. L’attitude la plus répandue à l’égard de l’avenir est l’espoir.

La capacité d’espérer est, en d’autres termes, la capacité d’agir contre son bon sens. Celui qui espère voit l’avenir là où il n’y en a pas ; il trouve de l’air là où les ailes n’ont pas de soutien ; il attend la lumière en pleine nuit. Les déceptions du présent ne le troublent pas : l’avenir paiera tous les comptes.

Ses actions peuvent être interprétées différemment. Du point de vue de la raison, l’espoir manifeste soit de la stupidité, soit de la folie, soit de la jeunesse… Le sentiment de jeunesse n’est pas seulement une sensation de nouveauté et d’inconnu, mais aussi d’une force endormie, pour laquelle chaque sentier est un champ de bataille désiré, chaque obstacle — une épreuve joyeuse. La jeunesse se dresse face à une bête forte et joyeuse de son âme, et heureux est celui dont la respiration de cette bête ne le laisse pas avec le temps…

La jeunesse nous quitte, mais l’espoir reste. Il suppose que la causalité n’est pas toute-puissante : le pouvoir qu’elle exerce mine la liberté, c’est-à-dire la chance ou, en fin de compte, le destin (le destin ou les dieux : l’espoir est possible dans les deux cas). Avec une foi sincère et solide dans la causalité, on n’a plus rien à espérer.

Comme nous l’avons déjà dit, l’espoir se manifeste dans le mépris du présent pour l’avenir. En toutes circonstances, celui qui espère croit que le résultat n’a pas encore été scellé, que les dernières cartes n’ont pas encore été distribuées. La personne capable d’espérer a une meilleure résilience, elle se maîtrise mieux, elle est mieux protégée de l’obscurité intérieure que celle qui ne connaît pas l’espoir.

Le christianisme a conféré à la gaieté de l’âme, à l’espoir, le caractère d’un devoir. Cependant, la philosophie de l’espoir est à double tranchant. En empêchant l’âme de s’enfoncer dans l’obscurité, elle transfère le centre de gravité intérieur dans le futur, ce qui rend le présent plus ou moins négligeable. Celui qui reporte toutes ses attentes positives sur l’avenir dévalue totalement le présent.

En parlant de l’espoir comme d’une obligation, nous sommes confrontés à son côté inhabituel. « J’espère » signifie généralement: « je ne vais pas y penser » ou même: « je ne vais rien faire pour cela ». Mais il faut espérer même pour l’improbable, l’incroyable mais nécessaire. L’espoir au-delà de toute probabilité n’est pas une remise impensée de la question à demain, mais un effort pour soulever des poids, un fardeau que seul un fort peut porter, et ce seulement jusqu’à une certaine limite.

On pourrait penser que vivre dans l’espoir est un moyen d’éviter le présent et de sauvegarder ses forces mentales pour l’avenir. Mais est-ce le cas? Non. L’espoir consume les forces, ne les économise pas. Espérer au-delà de toute probabilité n’est pas la même chose que d’attendre sans agir. Celui qui espère contre l’évidence brûle cruellement ses forces mentales. Il croit en une rupture, une rupture de la relation de cause à effet, à un « demain » qui ne sera pas enraciné dans le « hier », ou qui peut ne jamais venir. Ou bien cela se produira lorsque toutes les forces mentales auront été épuisées. Alors — un épuisement et un désespoir…

Cependant, la joie vigoureuse dont nous parlons ne peut être considérée comme une caractéristique chrétienne pure. Elle est propre à certains chrétiens d’un lieu et d’une époque donnés: plutôt à l’Ouest qu’à l’Est et plus chez certains peuples que chez d’autres. À l’Est, la même philosophie de l’espoir a engendré une endurance illimitée… « l’humilité active » est plutôt un phénomène occidental et on peut la suivre jusqu’en Grèce:

« Que reste-t-il donc d’autre ? Rien d’autre que d’être soi-même : posséder un courage particulier et faire face au destin, ce qu’on appelle en grec τολμα̂ν. Il reste la résilience et la maîtrise de soi ; une persévérance capable de raviver l’esprit abattu ; une grande patience qui renforce le faible et rend la liberté à l’emprisonné ». [1]

L’humilité active se distingue par une foi entière en ses propres forces, malgré leur limitation par rapport aux forces du destin ; une gestion calme et confiante de ces forces dans le cercle de nos préoccupations — l’espace personnel, où l’homme est lui-même le créateur et l’architecte.

Le Petit Prince, qui chaque matin mettait de l’ordre sur sa planète, arrosait la rose, nettoyait les volcans — est l’exemple parfait de l’humilité active. Pour la philosophie de la « patience », son comportement est absurde : la vie est hostile à l’homme et prendra fin un jour ; il faut la supporter courageusement ; l’améliorer — c’est une tâche vaine ; sur terre, ce n’est qu’un temple et une tombe qui sont nécessaires… Dans les deux cas cependant, repose l’espoir ; dans un cas, il incite à l’action, dans l’autre, à l’évitement.

« L’humilité active » se distingue de la « patience » également par ses fruits. La patience est suivie d’une révolte et d’une perte de toute dignité morale… L’humilité active contraint l’homme à s’occuper des affaires du monde plus ou moins constamment. La personnalité « humiliéе et active » attend plus du monde et espère que quelque chose changera, même un peu, tout de suite, grâce à nos efforts ; ses espoirs ne sont pas reportés aussi loin que ceux de la personnalité « patiente ».

L’humilité active ne surestime pas l’avenir, ne déplace pas le centre de gravité intérieur vers l’extérieur mais apprécie pleinement le présent. L’avenir brille sur son firmament, mais l’humilié actif n’essaie pas de se réchauffer dans ses rayons. Son domaine est ici.

[1] Hermann Fränkel, Early Greek Poetry and Philosophy.

Timofeï Chéroudilo

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